Chaque année l’approche des cérémonies des commémorations peut représenter une angoisse pour une partie de rescapés. A l’angoisse et à la douleur de devoir revivre mentalement ce qui s’est passé à partir du mois d’Avril 1994 au Rwanda, peut s’ajouter la douleur provoquée par la politisation de ces cérémonies des commémorations.
Au début je croyais que j’étais un cas isolé et j’ai réalisé que nous sommes au moins quatre personnes à vivre ce même calvaire année après année. Mais que peuvent représenter 4 personnes face aux organisations de la société civile et politique ?
Un rescapé est une personne qui a un vécu lourd à porter, c’est une personne qui a vu l’innommable et est condamné à trouver les mots pour le nommer.
Il est conscient que ce qu’il a traversé seul un autre rescapé peut le comprendre et encore là ce n’est pas garanti. Souvent Il ne souhaite que très peu des choses que l’on lui laisse la paix et que l’on reconnaisse les composantes de son vécu : ce qu’il a vécu, celui qui l’a fait, comprendre les causes racines de l’horreur qu’il a survécue et nommer les responsables. Certainement que j’en oublie car la situation de chaque rescapé est unique.
Le rescapé vit dans un monde de dualité : vivre et se subsister. Pour Aharon Appelfeld, écrivain et rescapé de la Shoah, les rescapés se distinguent des autres par leur conscience aiguë du réel « Les rescapés ont longtemps été vus comme des victimes, en souffrance. Comme s’ils étaient moins vivants qu’une personne normale. Ce sont en réalité des gens qui vivent intensément dans deux mondes. Ils sont allés en enfer puis ont vécu une vie normale. Leurs horizons est donc moins limité que celui des autres ».
Le rescapé dans le contexte rwandais peut faire face à deux formes de culpabilité. La première est liée au fait d’avoir survécu là où ses proches ont été tués, c’est la culpabilité du survivant, la seconde est la culpabilité que la société lui impose : les démarches collectives parfois politisées, que je définirais comme toute démarche qui ne place pas les victimes au centre de leurs actions. Elles ont tendance à invoquer la réconciliation pour faire passer leurs revendications. L’exemple le plus frappant est l’obligation de passer à autre chose, tourner son regard vers l’avenir. Le rescapé, qui a un sens plus aigu de la réalité et un horizon plus ouvert comme dit plus haut va être plus exigent sur les conditions de cette réconciliation pour qu’elle soit bien faite. Nelson Mandela définit la réconciliation comme « travailler ensemble pour corriger l’héritage des injustices du passé », or dans le contexte rwandais le seul point qui fait l’unanimité est que les Rwandais sont en désaccord sur leur passé, leur Histoire. Pour ma part j’ai du mal à réaliser comment nous allons nous mettre ensemble pour corriger l’héritage des injustices du passé si nous ne sommes pas d’accord sur ce passé. J’encouragerais plutôt la mise en place des dialogues pour identifier tous les sujets objet des désaccords. Le prérequis étant d’avoir le courage de viser les vérités historiques et non politiques ou judiciaires.
Le rescapé et le pardon, Wikipédia définit le pardon comme « le résultat de l’acte de pardonner, la rémission d’une faute. C’est tenir une offense, une faute pour nulle (et/ou l’excuser) et renoncer soit au plan personnel à en tirer vengeance ou soit au plan institutionnel à poursuivre les responsables ». Là je parle pour moi, le pardon étant un acte personnel. Je peux renoncer mais il m’est difficile de considérer l’offense comme nulle ou même l’excuser et c’est surtout que personne ne m’a jamais demandé pardon. Même si le pardon me semble difficile dans le contexte rwandais, renoncer à en tirer vengeance me semble plus accessible, si l’on place l’intérêt commun au dessus des nos intérêts. Cette démarche doit être personnelle et non imposée.
Face à tout cela, la solution la plus efficace pour un rescapé est de se réfugier dans sa solitude. Dans cette solitude on y trouve la garantie de ne pas être blessé par qui que ce soit et de ne blesser personne au moment où l’ on se sait plus fragile.

Ce texte a été écrit dans un moment de solitude et de spontanéité. A la fin, j’ai effectué des recherches pour voir si « la solitude du rescapé » est un concept déjà défini et voilà ce sur quoi je suis tombée : « C’est, en effet, l’expérience autour du Rwanda qui m’a révélé une douleur que je qualifierai des plus cruelles : la solitude du rescapé. Je tiens à être très précise : je ne parle pas de la solitude, je parle de « la solitude du rescapé ». Cette douleur-là est incurable. Elle est surtout inouïe. L’inouï, littéralement, c’est ce dont on n’a « jamais entendu parler, ou rien de semblable »».
Un autre extrait : « Parfois, tu te demandes pourquoi ça s’est passé, tu te demandes comment c’est possible que ça se soit passé, comme ça, de façon aussi folle, parfois, tu te demandes même si ça s’est vraiment passé, tellement ça te dépasse… Et tu ne trouves jamais de réponse. Tu peux chercher les éléments qui ont favorisé ça, mais pas la cause. Parce qu’il n’y en a pas. Il n’y a pas de cause à un génocide. Alors qu’est-ce que tu peux faire d’autre que d’accepter que ça s’est soudain passé ? »
En réalité seul un rescapé peut comprendre la solitude d’un autre rescapé. Par exemple cette semaine, je discutais avec une personne. Je lui ai dit Sukari, la personne a enchainé par Simba. Un gros fou rire s’en est suivi! Comment une personne qui ne l’a pas vécu peut comprendre ce que Sukari, Simba et compagnies ont représenté… ? La solitude d’un rescapé n’est pas fatale au contraire elle est salutaire.

Alice Mutikeys