Je discutais avec une personne, il me racontait sa réalité : celle d’avoir été dans une zone occupée par le FPR dès le 06 avril 1994. Alors j’entendais son histoire sans l’écouter, car la poutre dans mon œil m’empêchait de l’écouter. A sa réalité, j’opposais ma réalité, celle d’avoir été dans une zone où le génocide contre les Tutsi au Rwanda en 1994 a commencé le 07 avril 1994 à 14h.
J’entendais son histoire en me disant, en voilà encore un pour qui il n’y pas eu de génocide mais plutôt une guerre, je n’étais pas très loin de penser de lui qu’il a un côté négationniste. Je l’écrit ici au risque de passer pour un monstre car j’ai vraiment eu ce sentiment.
En kinyarwanda on dit que « ubwenge buza ubuswa bugiye » que je peux essayer de traduire par « l’intelligence arrive après le départ de la bêtise », j’ai fini par réaliser que la peur engendrée par une guerre a beaucoup des points communs que celle engendrée par un génocide. Dans les deux cas on a vraiment peur de mourrir et on ne sait pas si demain on sera en vie.
La réalité de cette personne est la suivante : le 06 avril 1994 est le début d’une guerre, elle habitait dans une zone occupée par le FPR, elle n’a pas vu ce que j’ai vu, elle a vécu la guerre. Les tirs, les balles qui volent au-dessus de sa tête, les obus….A partir du 06 avril, elle était devenue la proie d’une guerre.
Ma réalité est différente : le 06 avril est un jour ordinaire, mon dernier jour ordinaire en tant que rwandaise. A partir du 07 avril à 14h je suis devenue une proie, la proie des Interahamwe, la victime d’une torture intenable car tous les jours un Interahamwe venait vérifier si nous étions au complet et disait qu’il reviendrait le lendemain nous tuer. Mes voisins s’étaient divisés en catégories (avec mes lunettes à moi) : les proies comme moi, ceux qui essayaient d’aider malgré la peur des représailles (il était interdit de nous aider), ceux qui ne faisaient rien et ceux qui applaudissaient.
Vous comprenez qu’après avoir réalisé que mon avril 1994 n’était pas l’avril 1994 de la personne, je me suis mise à l’écouter avec compassion. J’ai oublié mon histoire pour écouter son histoire, je me suis projetée vivant dans une zone occupée par le FPR et les larmes ont coulé. J’ai tué un peu le monstre en moi.
Nous sommes dimanche, l’évangile d’aujourd’hui dit « «Un aveugle peut-il guider un autre aveugle? Ne tomberont-ils pas tous deux dans un trou? Le disciple n’est pas au-dessus du maître; mais celui qui est bien formé sera comme son maître. Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas? » (Lc 6,39-45)
Je vais vous raconter l’homélie d’aujourd’hui, il a raisonné en moi par rapport à cette problématique rwandaise.
Les définitions données par mon prêtre :
Poutre : c’est l’éducation que nous avons reçue, l’expérience que nous avons traversée, notre point de vue sur la réalité, ce sont nos convictions.
Paille : c’est ce qui reste quand on a ramassé tous les grains de blé (un autre référence biblique que je ne connais pas). C’est un peu le résidu.
Quand nous jugeons les autres sur la base de nos convictions, de notre point de vue sur la réalité sans prendre en compte leurs propres valeurs nous ne sommes pas dans le bon chemin. Surtout quand nous commençons à nous attaquer à la paille chez les autres, nous laissons de côté toute la quantité des grains qu’ils ont récoltés (la partie que nous ne voyons pas chez les autres).
Quand ma betise est partie, j’ai réalisé tous les points qui me relient à cette personne.
Comme moi, elle a vécu cela en étant jeune, à notre age nous n’avions pas toutes les billes pour comprendre ce qui se passait.
Comme moi elle a eu peur de mourir et a beaucoup souffert,
comme moi, son passé sera toujours un fardeau lourd à porter,
comme moi, elle est humaine, rwandaise et victime…
Avec moi, elle a le devoir de trouver « notre réalité » qui parfois sera la somme des nos réalités à celles des autres pour atteindre un futur commun
Je me faits la promesse d’écouter dorénavant les avril 94 des autres. Je le ferai en étant vraiment sincère et avec compassion. Je sais que cela ne sera pas facile car je reste humaine avec mes faiblesses. Je pense que c’est la somme des tous les avril 1994 et d’autres mois et autres années qui feront notre réalité.
En attendant je remercie et salue tous ceux qui racontent leurs histoires, il faut beaucoup de courage pour le faire. Leurs contributions sont la base pour arriver à « notre réalité » en tant que peuple rwandais.