Au Rwanda, les prisons débordent et la liberté se monnaie. Derrière les barreaux, les détenus ne sont pas seulement privés de liberté : ils deviennent des clients forcés d’un système qui exploite la surpopulation carcérale pour tirer profit de leur misère.
Au pays des mille collines, ce sont mille prisons qui débordent, et des milliers de détenus entassés, avec des chiffres effarants : selon le dernier rapport de Transparency International Rwanda, le taux d’occupation atteint 174%, et dépasse même 300% dans certains établissements. Mais derrière ces statistiques se cachent deux réalités indissociables : une surpopulation carcérale alimentée par un système judiciaire qui privilégie l’incarcération aux alternatives légales, et le pillage organisé des détenus, transformés en sources de profit pour ceux qui contrôlent les prisons.
Une justice qui emprisonne avant de juger
Pour le Parquet, la hausse de la criminalité expliquerait cette situation. Mais pour Transparency International Rwanda — un organisme qui, malgré son nom, ferme souvent les yeux sur les abus de la dictature du FPR — la cause principale est ailleurs : le recours systématique à la détention préventive, alors même que la loi prévoit une douzaine d’alternatives ignorées par les juges et procureurs.
Dans les faits, cette logique se traduit par des milliers de personnes emprisonnées pour des accusations fragiles, parfois pendant des années, avant d’être acquittées ou condamnées pour des délits mineurs.
Le résultat : des prisons saturées, mais surtout des vies brisées.
Le cas Aimable Karasira : quatre ans pour une phrase
L’ancien professeur d’université Aimable Karasira Uzaramba illustre ce mécanisme. Arrêté en mai 2021 et poursuivi pour six chefs d’accusation, dont « négation de génocide » et « divisionnisme », il a passé plus de quatre ans derrière les barreaux.
En septembre 2025, le verdict est tombé : cinq charges annulées, une seule retenue, pour un propos tenu dans une vidéo sur YouTube. Condamné à cinq ans de prison et une amende de 500 000 francs rwandais, Karasira avait déjà purgé presque toute sa peine en détention préventive. Un procès qualifié d’« ikinamico » (comédie) par de nombreux observateurs, où la justice semblait répondre davantage à des considérations politiques qu’à la rigueur du droit.

Biens confisqués, dignité bafouée
Lors de son arrestation, Aimable Karasira avait vu ses avoirs confisqués : 10 000 dollars en liquide, 17 500 euros sur son compte bancaire, et plus de 11 millions de francs rwandais enregistrés sur son téléphone.
Le Parquet avait exigé que ces sommes soient versées à l’État, en les présentant comme issues d’activités criminelles. Mais le tribunal a finalement reconnu qu’aucun lien n’existait avec l’unique délit retenu et a ordonné leur restitution.
Un retour tardif qui ne compense en rien la spoliation : ces fonds, immobilisés durant plus de quatre ans, ont perdu leurs intérêts et leur valeur. Pendant ce temps, leur propriétaire a vécu dans la privation et la misère, soumis à une double peine — derrière les barreaux et dépouillé de ses biens.
Un exemple emblématique de ce que de nombreux détenus et leurs familles qualifient de « vol légal ».
Des scandales étouffés
Le cas Karasira n’est pas isolé. En décembre 2021, le directeur de la prison centrale de Kigali, le CSP Kayumba Innocent, et son adjoint furent condamnés pour avoir ordonné le vol de fonds appartenant à un prisonnier étranger. Ils avaient détourné plus de 7 600 livres sterling (soit plus de 9 millions de francs rwandais) à l’aide d’un complice expert en informatique.
Condamnés à cinq ans de prison pour « complicité de vol » et « accès illégal à des données », ils furent pourtant libérés en appel et réintégrés dans leurs fonctions. Une illustration frappante de l’impunité dont bénéficient certains responsables, même lorsque leur culpabilité a été reconnue.
Le marché carcéral : prisonniers-consommateurs
Dans les prisons, la spoliation ne se limite pas aux biens saisis. Les détenus sont contraints de survivre dans un système économique verrouillé.
- Ils n’ont pas le droit de recevoir librement nourriture ou biens de leurs familles.
- Ils doivent acheter dans des cantines internes, souvent liées à des entreprises proches du pouvoir, où les prix sont multipliés.
- Même les soins de santé ou certains besoins de base sont monnayés.
Ainsi, plus le nombre de prisonniers augmente, plus la « clientèle » de ces marchés captifs s’élargit. La surpopulation carcérale devient alors une opportunité économique pour ceux qui gèrent ces réseaux.
Un ancien détenu résume : « En prison, tu n’es pas seulement privé de liberté. Tu deviens une source de revenus. On t’oblige à payer pour tout, et si tu n’as rien, tu souffres en silence. »

Les oubliés : prisonniers fantômes
Au-delà de la spoliation, le système produit aussi ses « fantômes » : des prisonniers qui devraient être libres mais qui restent enfermés. En 2024, Jean Damascène Nizeyimana, arrêté à 18 ans et condamné à deux ans de prison, a été libéré après… 22 ans derrière les barreaux. Son dossier avait « disparu », et ses demandes de libération restaient sans réponse. Il avait purgé dix fois sa peine.
Son cas n’est pas unique. De nombreux témoignages, relayés par les médias locaux, évoquent des centaines de détenus déclarés innocents ou ayant terminé leur peine mais toujours enfermés.
Un système instrumentalisé
Les prisons rwandaises révèlent une mécanique implacable :
- Des arrestations massives et une justice expéditive, qui alimentent la surpopulation.
- La spoliation des biens et l’exploitation économique des détenus, qui transforment la détention en source de profit.
- L’impunité de certains responsables, qui entretient le cycle.
Ainsi, la surpopulation carcérale n’est pas un accident mais le reflet d’un système où la prison devient un outil de contrôle politique et une rente économique.
Alice Mutikeys