Chaque année, la semaine de commémoration du génocide de 1994 ramène les projecteurs sur le Rwanda. Mais derrière les cérémonies officielles, une autre réalité s’impose : celle d’une mémoire strictement contrôlée, où toute voix qui s’écarte du récit imposé est rapidement muselée. L’édition 2025 n’a pas fait exception. Plusieurs cas récents révèlent la persistance d’une politique de répression contre les expressions divergentes de la mémoire.
Le 7 avril, Caritas Muhawenimana, 23 ans, domestique à Kigali, a été arrêtée après avoir publié sur son statut WhatsApp un message jugé haineux : « MUZIBUKE BENEWANYU ABATUTSI NI INYENZI TUGOMBA KU BICA BAGASHIRA, NJYE NZIBUKA ABAHUTU », traduit ainsi : « Commémorez les vôtres, les Tutsi sont des cafards que nous devons exterminer, moi je me souviendrai des Hutu. » C’est sa patronne qui a signalé le message à la police. Si ces propos s’avèrent véridiques, ils sont choquants, condamnables et inacceptables. Toutefois, une question se pose : comment une jeune femme née en 2001, ayant grandi sous le régime du FPR, peut-elle exprimer une telle violence si le pays avait réellement réussi sa réconciliation ? La détention est-elle la meilleure réponse ou aurait-il été plus constructif de l’approcher pour comprendre les causes profondes de ces propos ? Il est aussi possible que des tensions dans l’environnement de travail ou des malentendus aient joué un rôle, d’autant que certaines patronnes fabriquent parfois des accusations à l’encontre de leurs domestiques pour éviter de les payer.

Le même jour, Straton Nsengiyumva, 40 ans, habitant du district de Kicukiro, a été interpellé pour avoir refusé de participer aux cérémonies officielles. Il aurait eu un échange verbal tendu avec une voisine, rescapée du génocide. Il est actuellement poursuivi pour « atteinte à la mémoire collective ».
Toujours le 7 avril, Teta Sandra, personnalité médiatique vivant en Ouganda, a déclenché une polémique après avoir publié sur les réseaux sociaux : « Nous nous souvenons d’un grand nombre de Tutsi tués, mais aussi d’autres Hutu tués pour avoir refusé de participer au génocide. » Cette phrase a été immédiatement condamnée par le Rwanda Investigation Bureau (RIB). Sous pression, elle a présenté des excuses publiques, mais son sort reste incertain, aucun communiqué officiel n’ayant précisé si des poursuites sont engagées. Pourtant, les propos de Teta Sandra ne relèvent ni de la provocation ni de la révision de l’histoire : ils reflètent une réalité documentée. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) reconnaît dans ses rapports que, pendant les cent jours de violences, des civils tutsis mais aussi des Hutu modérés ont été massacrés. Comme le rappelle une synthèse officielle du TPIR :
« Le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ont été commis à une échelle épouvantable, principalement contre des civils tutsis et des Hutu modérés. Parmi les auteurs de ces crimes, l’on trouve des soldats, des gendarmes, des politiciens, des Interahamwe et des citoyens ordinaires.»
Teta Sandra a donc dit vrai. Le fait qu’un simple rappel historique, conforme aux constats d’une juridiction internationale, puisse être motif à condamnation ou harcèlement démontre l’extrême fragilité de l’espace public rwandais sur les questions de mémoire.
À l’échelle internationale, le vice-Premier ministre belge Maxime Prévot a lui aussi été indirectement visé. Dans son message de commémoration du 7 avril, il évoquait « 800 000 morts ». Or, Kigali défend fermement le chiffre d’un million de victimes. Une telle déclaration pourrait, selon l’article 6 de la loi rwandaise n°59/2018 sur l’idéologie du génocide, être interprétée comme une minimisation du génocide — un crime passible de 5 à 7 ans de prison. Pourtant, ce chiffre n’est pas une invention ni une provocation : il est couramment repris dans les rapports internationaux, y compris ceux du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui parle de « huit cent mille à un million d’hommes, de femmes et d’enfants » massacrés durant les cent jours de tuerie.
« Huit cent mille à un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été massacrés par des extrémistes hutus – un taux d’exécution quatre fois supérieur à celui enregistré au plus fort de l’holocauste nazi. »
Ainsi, ce que Kigali considère comme une “minimisation” est en réalité l’estimation officielle utilisée par les institutions judiciaires et diplomatiques internationales depuis plus de deux décennies.
Tous ces exemples rappellent que la mémoire au Rwanda n’est pas un espace de dialogue, mais un territoire verrouillé par la loi, où toute parole jugée non conforme peut entraîner des poursuites. Adoptée en 2018, la loi sur l’idéologie du génocide qualifie de crime toute opinion perçue comme négationniste, révisionniste ou même simplement nuancée — y compris lorsqu’il s’agit de messages privés.
Tant que les familles de certaines victimes n’auront pas le droit de commémorer librement, tant que des jeunes seront arrêtés pour des publications sur WhatsApp, le Rwanda restera prisonnier d’une mémoire sélective. Ce climat de peur, en pleine période de commémoration, empêche toute réconciliation réelle. La mémoire nationale ne peut être authentique et apaisée que si elle reconnaît toutes les souffrances, sans distinction politique ou ethnique.
Le 7 avril 2025, Paul Kagame postait sur son compte X un message pour féliciter et encourager Arsenal, dont il est fan : « Here Gunners we go. Big victory and game. Alwz had faith… Congrats. 😊😊. » Alors que, durant la semaine de commémoration, il est interdit de fêter un anniversaire, de sortir pour boire un coup, de regarder les matchs ou de se marier, le citoyen lambda qui oserait enfreindre ces règles, et se faire dénoncer, risquerait l’arrestation. Visiblement, Kagame n’en a que faire de la commémoration.

La semaine de commémoration du génocide au Rwanda, bien que censée être un moment de mémoire collective et de réconciliation, se transforme chaque année en un exercice de contrôle social. Alors que des citoyens sont arrêtés pour des messages sur WhatsApp ou pour avoir refusé de participer aux cérémonies officielles, la question demeure : pourquoi, dans un pays où la mémoire est supposée être un vecteur d’unité, la moindre divergence est-elle si durement réprimée ?
L’ironie de la situation est frappante. Alors que la population est contrainte à une commémoration exclusive, où toute forme de dissidence est jugée dangereuse, le président Kagame, lui, se permet de célébrer une victoire sportive sur les réseaux sociaux, ignorant les règles qu’il impose à ses citoyens. Pendant que des jeunes sont arrêtés pour avoir exprimé une opinion, même privée, sur WhatsApp, le chef de l’État semble exempté des obligations qu’il demande à la population de suivre. Cette contradiction soulève une question fondamentale : peut-on parler de réconciliation véritable lorsque ceux qui détiennent le pouvoir échappent aux principes qu’ils demandent à la population de suivre ?
Tant que cette mémoire restera verrouillée par la loi et que ceux qui oseront en proposer une version différente risqueront la répression, le Rwanda ne pourra prétendre à une réconciliation véritable. Il est impératif que la mémoire nationale soit une mémoire partagée, qui reconnaît toutes les souffrances et ouvre un véritable espace de dialogue, sans distinction de pouvoir, d’ethnie ou d’idéologie. La réconciliation ne peut être unilatérale : elle doit inclure toutes les voix, y compris celles qui dérangent.
Alice Mutikeys