Rwanda 30 ans plus tard : Comment les rescapés du génocide s’approprient le narratif

Article publié sur Humanity United

À propos de l’auteur : Claude Gatebuke est un rescapé du génocide rwandais. Il est cofondateur et directeur exécutif d’African Great Lakes Action. Il est également co-auteur du livre : SURVIVRE PAR LA PAROLE.

« Malgré les persécutions, M. Ngoga déclare : « C’est mon droit de dire la vérité et de contribuer à la justice et à la guérison. Quelles que soient les conséquences, nous devons honorer toutes les victimes et inciter les autres à briser le silence. »

Au printemps 1994, à l’âge de 14 ans, j’étais avec ma mère et un groupe d’autres réfugiés qui tentaient de fuir les atrocités dans la capitale du Rwanda, Kigali. Nous frôlions trop souvent la mort et, dès que nous arrivions à une barrière de contrôle, il semblait que tout espoir était perdu. Alors que l’on nous ordonnait de creuser nos propres tombes, la milice a inopinément décidé de nous laisser partir, influencée par le commentaire d’un spectateur : « Ce garçon et sa mère ne vont pas faire cinq kilomètres de plus sans se faire tuer ; que quelqu’un d’autre les tue ».

À l’époque, les extrémistes hutus s’attaquaient aux tutsis pour les exterminer, point culminant d’une guerre de quatre ans qui avait commencé par les attaques d’un groupe de rebelles tutsis, le Front patriotique rwandais (FPR). Les quatre années qui ont précédé le génocide ont été marquées par d’horribles atrocités qui ont entraîné le déplacement d’environ un million de personnes dans la ville de Kigali. Les personnes déplacées à l’intérieur du pays m’ont permis de me rendre compte des horreurs qui se déroulaient dans les zones occupées par le FPR.

A gauche Claude Gatebuke, deuxième en partant de la droite Urujeni Genty

Et aujourd’hui, 30 ans plus tard, l’histoire continue d’être écrite, cette fois non pas par les voies officielles du gouvernement, mais par ceux d’entre nous qui l’ont vécue et qui ont survécu aux horreurs. Nous pensons qu’au fur et à mesure de l’émergence de ces témoignages, les chercheurs et les historiens devront revoir leurs travaux sur cette période.

À la fin du génocide, ma famille avait perdu plus de 100 personnes et d’innombrables amis et voisins. Nous avons d’abord pensé qu’ils avaient tous été massacrés par les milices extrémistes hutues, mais grâce à quelques rescapés, nous avons appris que de nombreuses personnes avaient été tuées par les rebelles tutsis du FPR. La guerre et le génocide ont pris fin avec la prise du pouvoir par le FPR, mais les massacres ont continué. Aujourd’hui, le FPR est toujours au pouvoir au Rwanda.

Après le génocide, un narratif officiel a été élaboré par le FPR, effaçant toute mention de ses propres crimes. Pendant des années, j’ai partagé mon histoire publiquement sans censurer les crimes du FPR. J’ai été et continue d’être harcelé, traqué, intimidé et menacé par le régime rwandais et ses partisans. Pendant de nombreuses années, je ne connaissais qu’une poignée de survivants qui parlaient publiquement des crimes commis tant par les extrémistes hutus que par les rebelles tutsis du FPR.

Au cours des cinq dernières années, j’ai fait la connaissance de centaines de survivants qui refusent dorénavant de censurer leur histoire, quelles qu’en soient les conséquences. Nous avons commencé à partager nos histoires sur les plateformes de médias sociaux, et comme de plus en plus de voix se faisaient entendre, le régime rwandais a déployé des trolls pour harceler et mener des campagnes de diffamation contre les survivants. Nos émissions en direct ont été piratées, tout comme de nombreuses plateformes sur lesquelles j’apparaissais. Cependant, la quête de la guérison et de la libération par la parole a été encore plus acharnée, menée principalement par des personnes qui étaient enfants pendant le génocide. Ils transforment leur douleur en pouvoir.

Eric Ngoga, co-auteur du livre « SURVIVRE PAR LA PAROLE » avait 13 ans lorsque son frère a été tué par la milice extrémiste hutue Interahamwe. Au cours de la commémoration de cette année, son histoire a été racontée sur plusieurs continents, notamment en Amérique, en Europe et en Australie. Lors d’un rassemblement, il a expliqué publiquement comment il avait survécu dans une zone occupée par le FPR. Malgré les persécutions, M. Ngoga déclare : « C’est mon droit de dire la vérité et de contribuer à la justice et à la guérison. Quelles que soient les conséquences, nous devons honorer toutes les victimes et inciter les autres à briser le silence. »

Ces histoires ont été racontées non seulement sur les médias sociaux, mais aussi dans les médias de masse et en personne. Des commémorations publiques ont été organisées dans divers pays, notamment aux États-Unis, au Canada, en Afrique du Sud, en Belgique, en Australie et dans d’autres parties du monde. Au Rwanda, les commémorations publiques ont été réservées aux histoires qui correspondent au narratif officiel du régime. Les personnes dont les témoignages ne collent pas au narratif officiel et qui sont donc censurées se sont jointes aux commémorations via les médias sociaux, mais ont gardé leur identité anonyme afin de ne pas subir de graves préjudices de la part du régime.

Session de témoignages non censurés en Australie

Urujeni Genty, co-auteur du livre « SURVIVRE PAR LA PAROLE », a déclaré qu’elle a vécu pendant de nombreuses années en sachant qu’elle n’était pas autorisée à partager une partie de son histoire de survie. Elle explique : « J’ai été inspirée par des témoignages qui ne censuraient aucune partie de la vérité. C’est pourquoi j’ai décidé de me joindre à d’autres personnes pour offrir des plateformes qui permettent à tous de partager leur histoire complète afin que l’histoire puisse refléter ce qui s’est réellement passé dans son intégralité. »

Bien qu’éprouvantes, ces histoires élèvent l’humanité et témoignent d’une grande résilience. Si de nombreux survivants s’expriment aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour guérir, mais aussi pour libérer les autres. Selon Natacha Abingeneye, qui avait sept ans au moment du genocide : « Nous sommes libres aujourd’hui, grâce à quelques personnes qui ont choisi de ne pas faire de concessions sur leurs histoires de survie et qui ont inspiré d’innombrables autres personnes. Aujourd’hui, tous les Rwandais ont enfin la possibilité de panser leurs plaies en racontant la vérité et en partageant des expériences de résilience.  Aucune intimidation ou mesure de rétorsion ne pourra inverser ce mouvement. »

Claude Gatebuke

Laisser un commentaire