Rwanda : un verre, une arme, cinq vies perdues – retour sur le drame de Nyamasheke

À Nyamasheke, la nuit du 13 au 14 novembre 2024 restera gravée dans les mémoires. Alors que l’armée est censée assurer la sécurité des citoyens, son silence et son manque de vigilance ont ouvert la voie à un drame évitable. Cinq habitants ont été abattus par un militaire censé les protéger.

Quelques mois plus tard, la blessure est toujours vive. Nous avons pu discuter de l’affaire avec une habitante âgée, qui vit près du centre de Rubyiruko. Elle nous a confié son sentiment mitigé : d’un côté, un soulagement — « Nous avons vu que la justice fonctionne », dit-elle à propos du procès du sergent Minani Gervais. Mais de l’autre, un vide immense : « Nos proches ne reviendront pas. » Les familles réclament aujourd’hui plus qu’un verdict : un accompagnement, une réparation, une écoute.

C’est pour cela que l’on revient sur ce drame. Parce que la justice, à elle seule, n’a pas suffi à refermer les plaies. Parce que les habitants continuent de poser des questions restées sans réponse. Parce que ce qui s’est passé à Rubyiruko n’est pas seulement une histoire du passé, mais l’un de ces multiples faits divers qui révèlent une réalité plus sombre : celle d’un Rwanda marqué par des parodies de justice, par une dictature qui s’impose en silence, par la militarisation d’une partie de la population — surtout celle proche du pouvoir — sans réflexion sur les conséquences à long terme.

Les habitants du centre Rubyiruko

Une escalade évitable

« Ils sont censés nous protéger, mais il y a eu une négligence grave », confiait un habitant à l’époque sur le micro de TV1 Rwanda. « Si un soldat a bu, d’accord, tout le monde peut boire. Mais l’armée aurait pu se poser la question : où était-il à une heure tardive ? Pourquoi ne pas venir le chercher ? Ce n’était pas la première fois que des militaires menaçaient de tirer. Un jour, ils ont attrapé un soldat ivre armé, un autre jour encore ils en ont emmené un qui troublait l’ordre. Mais cette fois, ce sont des civils sans défense qui ont été tués. »

Selon un témoignage recueilli par TV1 Rwanda, tout a commencé dans un bar où le militaire avait demandé des boissons à une jeune serveuse nommée Madiba. La jeune fille hésitait, mais il s’empara de trois bouteilles de force. Lorsqu’elle tenta de l’en empêcher, il la frappa d’un coup de poing, la faisant tomber au sol. Il quitta l’établissement et se dirigea vers un autre bar, celui de Damour. Là encore, il échangea des insultes avec des clients, qui pensaient avoir affaire à un simple civil. Personne n’imaginait qu’il reviendrait en uniforme et armé. Quelques instants plus tard, il surgissait, fusil à la main, et ouvrait le feu sur les clients présents.

« Lorsque j’ai entendu le bruit des balles, j’ai cru que j’allais mourir », racontait une mère qui a perdu son fils Denis. « J’ai couru et j’ai dit à tout le monde que nous devions fuir. Mais mon fils Denis est mort, avec son camarade Papa Kwizera. » Son récit n’est qu’un parmi d’autres, tous marqués par la peur et l’incompréhension.

Les habitants affirmaient à TV1 Rwanda que ce drame n’était pas une surprise. Depuis longtemps, disaient-ils, certains militaires postés dans la région avaient pris l’habitude de fréquenter les bars, de boire, parfois de s’en prendre aux civils. « Ce n’était pas la première fois que nous voyions des soldats ivres se battre avec les habitants », confiait un vieil homme, accablé.

Un procès, mais pas une réparation

En février 2025, la justice militaire est revenue à Rubyiruko pour juger l’appel du sergent Minani Gervais. Pendant deux jours, l’accusé a tenté de convaincre la cour qu’il avait été provoqué et qu’il n’avait pas eu toutes les garanties lors de son premier procès. Mais les juges n’ont pas suivi ses arguments : la peine de prison à vie a été confirmée, et il a été déchu de son grade.

Pour les familles, ce verdict n’est qu’une étape. Le soulagement d’avoir vu la justice agir ne compense pas la douleur de l’absence. Elles réclament aujourd’hui un accompagnement concret, des réparations et surtout une reconnaissance de leur souffrance.

Une mémoire qui oblige

Ce qui s’est passé à Rubyiruko n’est pas qu’un fait divers. C’est une blessure dans le tissu social, une alarme qui retentit. Cinq vies perdues, des familles brisées, une communauté traumatisée. Et au-delà du procès, une exigence : que la mémoire de ce drame, ainsi que celle des drames que le pouvoir veut étouffer, doive servir à reconstruire la confiance, à protéger la population, et à rappeler que la sécurité ne peut exister sans justice et sans respect de la dignité humaine.

Pour celles et ceux qui se battent contre l’injustice au Rwanda, ce drame est révélateur d’un problème plus profond, ancré depuis la prise du pouvoir par le FPR en 1994 : une armée qui se dit protectrice mais dont certains membres tuent souvent en toute impunité, le silence des autorités avant le drame, l’absence de prévention, le manque de suivi. Tout cela nourrit une méfiance croissante et un sentiment d’insécurité dans la population.

Cette voix militante, portée par des citoyens épris de justice et de vérité, rappelle que la réconciliation ne peut se bâtir dans le déni. Elle appelle à écouter les familles, à réparer leurs blessures, à tirer les leçons de cette tragédie pour que jamais plus la négligence et l’indiscipline ne coûtent la vie à des innocents.

Alice Mutikeys

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